Lorsque nous parlons de notre identité de quoi parlons-nous exactement ? Si notre identité est en péril, qu'est?ce qui est menacé précisément ? Dans la vaste polyphonie des cultures, quelle partition jouons-nous ? Si l'Europe devait disparaître en tant que culture, en tant que civilisation, qu'est?ce que le monde perdrait ? Ce qui revient poser cette question essentielle : de quel héritage sommes-nous redevables. Qu'avons-nous à perdre, c'est-à-dire, qu'avons-nous à défendre ?
L'historien Bernard Lewis, grand spécialiste de l'islam, a vu un jour quelques-uns de ses étudiants américains affirmer : "La culture occidentale doit disparaître." (1) Prenant au mot ses étudiants, Lewis leur dit pour en finir avec la culture occidentale, commençons par restaurer l'esclavage. En effet, l'esclavage a existé dans presque tous les sociétés humaines, mais la particularité de l'Occident, c'est de l'avoir aboli. Ensuite, il faut légaliser le harem. Car l'idée que le mariage ne devrait prendre place qu'entre deux individus, homme et femme, tous deux libres et adultes, est un concept purement occidental, hérité de la Grèce, de Rome et de la chrétienté. Enfin, poursuit B. Lewis, si l'on veut supprimer la culture occidentale, il faut en même temps supprimer la liberté politique : "Car l'idée selon laquelle tout individu a le droit de participer à la formation et à la conduite du gouvernement, de critiquer et de chercher à modifier la politique de ceux qui sont au pouvoir, est, là encore, un trait propre de la tradition culturelle de l'Occident."
Ce qui caractérise ces quelques traits - mais on pourrait en énumérer d'autres -, c'est au fond l'éminente dignité conférée à la personne dans notre civilisation. L'Occident est une "civilisation de la personne", selon la formule du professeur Henri de La Bastide, dans sa belle étude comparative Les quatre Voyages (2). Si l'Occident est la civilisation de la personne, l'Islam est la civilisation de la parole (Coran signifie d'ailleurs récitation), l'Inde, civilisation du geste, la Chine et le Japon, civilisations du signe, l'Afrique, civilisation du rythme, c'est, à chaque fois, un mode de communication différent entre l'ici-bas et l'au-delà. Toute l'histoire de l'Occident peut s'interpréter comme l'émergence de l'individu, dont l'énergie ainsi libérée a pu s'investir au service de la puissance et de la connaissance.
Si l'individu est parvenu s'épanouir sur les terres d'Occident, c'est que le terreau culturel y était favorable. Langue, culture et religion contribuent en effet à forger les traits essentiels de notre civilisation, et la continuité au fond l'emporte sur les ruptures. La chaîne ne s'est pas rompue, qui nous conduit de la Grèce à Rome, de Rome à la chrétienté médiévale, du moyen âge à la Renaissance, de la Réforme au siècle des Lumières. La chaîne s'est d'autant moins rompue que chaque nouvel âge, souvent en voulant s'opposer à l'âge précédent, a puisé dans les temps antérieurs les sources d'un nouvel élan : les juristes de Rome ont relu les philosophes grecs, les théologiens du moyen âge ont redécouvert Aristote, les légistes capétiens ont utilisé le droit romain contre les prétentions pontificales, les humanistes de la Renaissance ont puisé dans la philosophie hellénistique leur exaltation de l'individu, les classiques se sont inspirés de l'histoire et de la mythologie antiques, les acteurs de la révolution française et de l'Empire, tous lecteurs de Plutarque, se sont voulus fils de Rome et d'Athènes, tandis que les romantiques ont réinventé le moyen âge. La fécondité d'un siècle se mesure à sa capacité de relire le passé et de forger son identité en se ressourçant dans l'histoire.
L'attachement farouche à la liberté et la reconnaissance du caractère sacré de la personne apparaissent dans la religion, à travers l'anthropomorphisation des dieux grecs, "humains, trop humains", à travers l'héroïsation, c'est-à-dire l'accès au divin, des hommes. Il est à noter que le christianisme, en Occident, gardera à la religion cette dimension proprement humaine : par le mystère de l'incarnation, d'abord, qui donne au fils de Dieu la plénitude de la condition humaine ; ensuite, par le soin que les artistes ont mis à donner figure humaine à Dieu, contrairement à d'autres religions qui jugent blasphématoire toute représentation de Dieu, dont la religion perd ainsi ce poids d'humanité.
L'histoire est née, en Grèce, d'une réflexion - d'une "enquête", selon l'étymologie - sur la liberté humaine. L'enquête d'Hérodote, qui recherche les causes de l'antagonisme entre Grecs et Perses, souligne l'opposition entre l'ordre des cités, en Europe, cités formées d'hommes libres qui ne reconnaissent d'autres maîtres que les lois auxquelles ils ont souscrit, et l'ordre de l'empire où il n'y a pas de lois ni de citoyens, mais un despote et des sujets. Et l'on trouve aussi dans cette enquête cette idée majeure de l'Occident : ce sont les hommes qui font leur propre histoire, et non les dieux.
Idée majeure qu'on retrouve dans la tragédie. Là aussi, l'exaltation de la cité est exaltation de la liberté. Eschyle, célébrant la victoire d'Athènes à Salamine, décrit ainsi fièrement les Grecs, lorsque la mère de Darius demande quel est leur chef, et qui leur sert de maître : "Ils ne sont esclaves ni sujets de personne." A cette belle définition fait écho, quinze siècles plus tard, la fière réponse des Vikings débarquant dans ce qui allait devenir la Normandie, lorsqu'on leur demande quel est leur seigneur : "Nous sommes seigneurs de nous-mêmes." Et lorsque l'Antigone de Sophocle en appelle aux lois non écrites qui lui commandent d'ensevelir son frère contre le décret du roi Créon, comment ne pas y voir déjà la distinction entre le droit, produit de l'évolution historique, et la loi, définie par le législateur ? Comment ne pas y voir l'anticipation des théories du tyrannicide développées chez les théologiens, en particulier Thomas d'Aquin, chez les théoriciens protestants, puis chez les philosophes du XVIIIe siècle ? (3) La résistance à l'oppression, inscrite parmi les droits naturels et imprescriptibles de l'homme en 1789, et puisée chez John Locke, se relie aux sources lointaines de la culture grecque.
La philosophie naît aussi en Grèce d'une réflexion sur le droit et la citoyenneté et, plus précisément encore, de la crise de la démocratie grecque. Tandis que Platon souhaite construire une cité rationnelle fonde sur la compétence de ceux qui savent, et enracinée dans le ciel de la Vérité, Aristote fait valoir les jeux de la contingence, reconnaît que les constitutions sont le produit de l'histoire et de la géographie, récuse le collectivisme platonicien et la fonctionnarisation de la politique. Formidable débat inaugurateur que celui de Platon et d'Aristote, qui va féconder toute l'histoire intellectuelle et politique de l'Occident, jusqu'à nos jours. Formidable débat qui va opposer non seulement l'Occident à lui-même, mais, par exemple, l'Occident à l'Islam. Tandis que les théologiens chrétiens, Saint Thomas ou Marsile de Padoue, admettent avec Aristote que la cité a un fondement naturaliste, et que le fait politique est donc un phénomène purement humain, au contraire les philosophes musulmans, iraniens surtout, marqués par la pense hellénistique, s'inspirent davantage de Platon, c'est-à-dire d'une conception moniste et communautaire de la cité, reflet d'un ordre éternel (4) : la théocratie musulmane trouve dans Platon sa légitimation philosophique.
Ce qui frappe donc, dans l'histoire de l'Occident, plus que les ruptures, c'est la permanence. Comment expliquer cette permanence ? Comment rendre raison de cette dynamique occidentale ? Il faut peut-être, pour apporter quelque lueur, s'attacher aux origines mêmes de notre civilisation, à son idéologie constitutive, et aux formes du langage qui structurent la pensée et orientent la vision du monde.
L'idéologie constitutive ? C'est, au plus lointain, l'idéologie tri-fonctionnelle des peuples indo-européens mise en lumière par Georges Dumézil, et dont la continuité a été soulignée, notamment dans le moyen âge français, par Georges Duby. Cette vision du monde implique l'équilibre, et donc la tension dynamique, entre trois grandes fonctions : souveraineté, défense, production. Et la fonction de souveraineté elle-même se partage entre deux pôles : une souveraineté religieuse et magique, et une souveraineté de caractère politique et juridique. On pourrait y voir l'origine lointaine des deux glaives, le spirituel et le temporel, dont le conflit à travers toute l'histoire chrétienne de l'Occident. Cette idéologie tri-fonctionnelle, qui a marqué l'histoire romaine des origines, la philosophie grecque et l'épopée germanique, a pu favoriser une conception de la société distinguant les ordres et les fonctions - nous dirions "pluraliste" -, éloignée des conceptions globalisantes - nous dirions "totalitaires". Il est en tout cas éclairant que le roi indo-européen ait été élu, et donc que son pouvoir ait été précaire, contrairement aux monarchies absolues qui caractérisent l'Orient. L'idéologie constitutive, c'est aussi la dynamique particulière au peuple indo-européen, qui relie pensée, parole et action, comme l'a montré le Pr Haudry. (5)
La réflexion sur le langage constitutif de la pensée, nous entraîne sur des chemins encore mal explorés et d'accès difficile. Nietzsche, philologue avant d'être philosophe, nous donne quelques repères : "L'étrange air de famille qu'ont entre elles toutes les philosophies hindoues, grecques, allemandes, s'explique assez simplement. Dès qu'il y a parent linguistique, en effet, il est inévitable qu'en vertu d'une commune philosophie grammaticale les mêmes fonctions grammaticales exercent dans l'inconscient leur empire et leur direction ; tout se trouve préparé pour un développement et un déroulement analogue des systèmes philosophiques, tandis que la route semble barrée à certaines autres possibilités d'interprétation de l'univers. Les philosophes du domaine linguistique ouralo-altaque, dans lequel la notion de sujet est la plus mal développées considéreront très probablement le monde avec d'autres yeux et suivront d'autres voies que les Indo-Européens ou les musulmans." (6)
Cette liaison entre langue et culture (la quasi-totalité des peuples européens parlent des langues issues de la même famille dite indo-européenne) a été bien mise en lumière par la confrontation entre la Chine et l'Occident, aux XVIe et XVIIe siècles. Les missionnaires jésuites, conduits par le P. Matteo Ricci, et les lettrés chinois ne se sont littéralement pas compris. L'idée même que le monde ait pu être créé par Dieu a paru étrange aux Chinois. Ces derniers, en effet, ne peuvent imaginer l'action d'un agent extérieur à la nature, ils se refusent de dissocier de l'univers les forces qui l'alimentent ; et la religion, en Chine, n'est pas une dimension autonome ; l'ordre universel n'admet aucune division entre la sphère politique et la sphère religieuse : l'empereur combine dans sa personne des fonctions à la fois profanes et sacrées. Le sinologue Jacques Gernet suggère l'explication suivante du malentendu entre Chinois et jésuites : " Il se pourrait que les civilisations, dont les langues marquaient clairement, dans leur morphologie, le sujet et l'objet et possédaient les voix actives et passives aient été plus aptes à développer l'opposition de l'agent et du sujet de l'action, à se former une idée plus précise de la personnalité et des pouvoirs des puissances divines, à distinguer l'esprit agissant de la matière brute. (...) En chinois, le sujet n'est que ce à propos de quoi est émise une assertion. Aucun lien nécessaire, rendu manifeste par la morphologie, ne relie entre eux sujet verbe, complément. Il y a dans tout texte chinois un ton général d'impersonnalité." (7) Au contraire, les langues occidentales, qui expriment et distinguent le sujet, reflètent le génie particulier de l'Occident, civilisation de la personne.
Cette civilisation de la personne s'est manifestée dans trois créations caractéristiques de l'Occident :
- la démocratie, dans le domaine politique, qui a favorisé l'épanouissement des libertés,
- le droit de propriété, dans la sphère économique et juridique, qui a ouvert la voie de la prospérité en permettant le développement de l'économie de marché,
- la science et les techniques, dans le domaine de la connaissance et de la puissance.
Ces trois institutions ne sont pas totalement spécifiques de l'Occident - on en trouve dans d'autres civilisations des échos ou des esquisses ; mais nulle part ailleurs qu'en Occident elles n'ont été poussées au même point de développement et de systématisation. Ces trois institutions ont des caractéristiques communes :
-elles impliquent la liberté ; qu'il s'agisse de libre choix, libre initiative ou libre examen ;
- elles ont engendré des procédures originales d'expérimentation et de découverte, dans l'ordre politique, économique ou scientifique ;
- elles supposent la reconnaissance d'une espace autonome à chacune de ces sphères : par exemple, autonomie du politique par rapport à la dimension religieuse, autonomie de l'économique et du scientifique par rapport au politique. L'histoire de l'Occident, c'est précisément l'histoire de cette autonomie progressivement acquise, souvent chèrement conquise - une histoire sur laquelle, sans avoir la prétention d'être exhaustif, j'aimerais jeter quelques lueurs et poser quelques jalons.
1. L'autonomie du politique
En son principe même, le christianisme a défini un espace autonome pour le politique - et c'est en cela qu'il se distingue notamment de l'islam, qui ignore toute distinction entre spirituel et temporel, ordre religieux et ordre politique. Cette distinction du temporel et du spirituel, fondatrice de la dynamique occidentale, a permis à la cité terrestre de s'organiser selon ses propres lois. Dynamique féconde, comme le souligne le philosophe Marcel Gauchet dans Le Désenchantement du monde : "Ce sera de cette tension entre deux pôles et deux ordres d'exigence assez solidement enracinés en même temps pour résister l'un à l'autre que naîtra, précisément, le "miracle occidental" - pleinement satisfaire aux exigences de l'ici-bas, tout en se dévouant totalement aux impératifs de l'au-delà." (8) Cette dialectique entre spirituel et temporel a permis l'émancipation de la cité, la reconnaissance de la légitimité populaire et l'émergence de l'individu. Et cette possibilité d'émancipation est inscrite dans l'Évangile, par la fameuse distinction entre les deux ordres : "Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu." Le Christ précise, sans être compris, d'ailleurs, ni de ses disciples ni de ses adversaires : "Mon royaume n'est pas de ce monde."
L'Église chrétienne est née dans un empire païen, elle est dont séparée de l'État, mais, selon la doctrine paulinienne, les chrétiens sont soumis à l'État : tout pouvoir vient de Dieu. Le christianisme reconnaît ainsi la double dimension de l'individu, spirituelle et sociale. Il rejoint d'une certaine façon la pense hellénistique, celle des épicuriens, des stoïciens, des cyniques, qui reconnaissent la valeur des individus en dehors même de la sphère sociale. Et, comme Sénèque, les chrétiens justifient les institutions par l'existence du mal qui est dans l'homme. Lorsque l'empire romain fait du christianisme la religion officielle de l'État, les deux domaines restent distincts ; l'Église garde son autonomie administrative, avec ses évêques élus par les prêtres et les fidèles : il n'y a pas de confusion entre l'Église et l'État.
Ces deux domaines, ces deux cités, celle de Dieu et celle des hommes, vont entrer en conflit au moyen âge : conflit entre la papauté et l'empire, puis conflit entre la papauté et les États naissants. Ce conflit n'a pas pour fin la destruction de l'un ou l'autre pouvoir : l'enjeu est autre, il s'agit davantage de trouver un équilibre que de mettre en cause la légitimité de l'un ou l'autre pouvoir. Ce conflit bénéficie souvent, en dernière instance, à l'individu : car l'Église, en particulier, joue un rôle protecteur de l'individu, sujet de Dieu, et non pas seulement du prince. On peut y voir, comme Pierre Manent, les prémisses du libéralisme. "On peut, dit-il, résumer ainsi la "contradiction" singulière incluse dans la doctrine de l'Église catholique : simultanément elle laisse les hommes libres de s'organiser au temporel comme ils l'entendent, et elle tend à leur imposer une "théocratie". Elle leur apporte à la fois une contrainte religieuse d'une ampleur inédite, et une libération ou une émancipation de la vie profane non moins inédites - à la différence du judaïsme et de l'islam, elle n'apporte pas une loi censée régir positivement toutes les actions des hommes dans la cité." (9)
La redécouverte d'Aristote par Thomas d'Aquin, par Dante, par Marsile de Padoue, dont les sympathies vont au parti gibelin (à l'empereur), donne à la cité un ancrage profane, dans la loi naturelle. Le franciscain Guillaume d'Occam au XIVe siècle va plus loin encore sur le chemin de l'individualisme et de l'autonomie du politique, puisqu'à ses yeux il n'y a pas de loi naturelle, mais seulement la loi positive, créée par la volonté du législateur. S'inspirant du nominalisme qui implique la distinction entre les choses, qui sont isolées, et les signes qui les expriment, Occam est le fondateur de la théorie subjective et positive du droit. Mais c'est la Renaissance qui va parachever le processus d'émancipation du monde profane, en libérant la réflexion politique des catégories aristotéliciennes des biens et des fins, qui pouvaient s'intégrer encore dans une perspective théologique, comme en témoigne la Somme de Thomas d'Aquin. Ce fut l'œuvre de Machiavel, qui s'appuie, non plus sur Aristote, mais sur Tite-Live. Il y trouve le modèle, non plus de l'empire comme les premiers gibelins, mais de la ville-État républicaine, et il affranchit la sphère politique, non seulement de la religion chrétienne, mais de la morale privée - ce qui lui permet de poser les principes d'une science autonome du politique. C'est en quelque sorte la révolution copernicienne de la pensée politique, qui fait désormais dépendre la cité non plus du souverain bien, mais de l'homme tel qu'il est, avec le mal qui est en lui. C'est autour de cette réflexion sur le mal que s'organisera, au siècle suivant, la réflexion de Hobbes : avec Hobbes, le droit prend la place du bien - ce qui est conforme à la démarche du libéralisme.
La tension dialectique entre le temporel et le spirituel marquera longtemps encore l'histoire de l'Occident. Observons seulement que les libertés ne sont jamais mieux préservées que lorsque cette tension subsiste : en revanche, elles sont singulièrement menacées lorsque le temporel envahit le spirituel (comme on l'a vu pendant la Terreur, sous les auspices de l'Etre suprême) ou lorsque le spirituel se confond avec le temporel (comme on le voit aujourd'hui dans les régimes islamiques). Il paraît clair qu'aujourd'hui, en Occident, et particulièrement en France, un nouvel équilibre se cherche : mais l'émergence de l'islam comme seconde religion pratiquée en France, risque de compliquer singulièrement les données du problème.
2. L'émergence du droit de propriété
On perçoit dans la généalogie du droit de propriété, combien le libéralisme politique est, juridiquement et historiquement, inséparable du libéralisme économique. Le droit de propriété, qui a permis l'essor du capitalisme, est un droit parmi d'autres - ou mieux ù il est peut-être, dans la tradition de Locke, le droit fondateur des autres droits : car tout droit se rattache à celui qu'exerce chaque individu sur lui-même, dans la mesure où chaque individu est propriétaire de lui-même. Toute réflexion sur le droit s'inaugure par une réflexion sur la propriété : "Chacun, écrit Locke, garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci, nul n'a droit que lui-même. Le travail de son corps, et l'ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont vraiment à lui. Toutes les fois qu'il fait sortir un objet de l'état où la Nature l'a mis et laissé, il y mêle son travail, il en fait quelque chose qui lui appartient ; et de ce fait se l'approprie." Il est intéressant de voir que Locke donne au droit de propriété sinon une légitimité, du moins une généalogie religieuse : "Quand Dieu a donné le monde en commun à toute l'humanité, il a enjoint à l'homme de travailler ; d'ailleurs l'homme s'y voyait contraint par la pénurie de sa condition. Dieu et la raison lui commandaient de venir à bout de la terre, c'est-à-dire de l'améliorer dans l'intérêt de la vie, et, ce faisant, d'y investir quelque chose qui était à lui : son travail."
Le droit de propriété, même si les fondements en sont beaucoup plus anciens, a vraiment émergé en Occident entre les XIIIe et XVIIIe siècles. Il s'est peu à peu dégagé des conceptions féodales, à travers la réflexion des théologiens, puis des juristes et des philosophes. Et l'on retrouve la pensée fondatrice de Guillaume d'Occam, qui rompt avec la philosophie aristotélicienne, et qui fait du droit non le bien qui nous revient selon la justice (d'après la conception de Thomas d'Aquin), mais plus simplement le pouvoir qu'on a sur un bien ; non pas seulement la possibilité d'user d'une chose, mais un pouvoir reconnu par la loi positive (10). Puisant ses références dans la Bible (la domination que Dieu donne à l'homme sur la terre), le droit de propriété s'est constitué à travers la réflexion religieuse, mais il a trouvé sa définition moderne en s'émancipant de la sphère religieuse, en se libérant du compromis aristotélicien, en s'appuyant d'abord sur les concepts du droit naturel, puis en développant les principes du droit subjectif ; enfin, ultime étape du processus, la propriété, avec Locke, devient constitutive de l'ordre socio-politique. L'État est créé, explique Locke, pour protéger la propriété, c'est-à-dire les droits qui sont la propriété naturelle des individus. C'est en s'inscrivant dans cette filiation que les rédacteurs de la Déclaration de 1789 mettent la propriété au nombre des droits naturels et imprescriptibles, entre la liberté et la sûreté.
3. L'émancipation de la science
Le processus d'émancipation de la science s'apparente à bien des égards au processus de définition d'un droit autonome par rapport aux exigences de la théologie. La science, comme l'a vu Nietzsche, est une fille de la religion, mais une fille émancipée après le passage obligé par le tutorat d'Aristote (11). Fille de la religion, parce que là encore, parmi les sources de cette forme d'appropriation du monde que constitue la science, nous trouvons le récit de la Genèse, que citait John Locke : le Dieu de la Bible donne à l'homme tout pouvoir sur le monde et en particulier le pouvoir de nommer les autres créatures (légitimité de la science) ; et lorsque l'homme est renvoyé du jardin d'Eden, c'est pour cultiver le sol d'où il avait été tiré (légitimité de la technique). La justification de la connaissance est donc dans la Genèse. Mais il faudra attendre le XIIe siècle, avec la redécouverte d'Aristote, pour que se remette en marche l'élan scientifique de l'Occident, pour que se constitue, peu à peu, l'idée de la nature, cette idée qui est à l'origine du gigantesque mouvement scientifique dont résulte la civilisation industrielle.
On retrouve, inévitablement, le docteur angélique, Thomas d'Aquin, dont l'œuvre combine la connaissance antique (la cosmologie et la physique d'Aristote, la vision astronomique de Ptolémée) et la vision du monde impliquée par les textes sacrés. Selon la vision de l'antique gréco-latine, la réalité est divisée, hétérogène ; il y a le monde supra-lunaire et le monde sublunaire, qui sont hiérarchisés, de nature différente et qui constituent un monde fini. Tout l'effort scientifique à partir du XIIe siècle consistera à réunifier sous les mêmes lois ce monde divisé, et à lui donner la dimension de l'infini. Ce sera l'effort des grands humanistes, qui vont, dans le domaine de la connaissance scientifique, remplacer la fides et la traditio (le savoir des autres) par la vue et l'intuition personnelles, libres et sans contraintes. Ce sera l'œuvre de Copernic et de Galilée, qui montrent, avec Platon cette fois, et contre Aristote, que l'instrument mathématique peut s'appliquer au réel ; la différence du sublunaire et du supralunaire est abolie, la terre et le ciel se confondent en un lieu unique et homogène où règnent les mêmes lois. "La nature est écrite en langage mathématique", écrit Galilée. Ainsi, la révolution physicienne instaure l'autonomie de la physique comme science et constitue son objet propre, c'est-à-dire la nature.
Cette réflexion sur le cosmos introduit une réflexion sur le sujet connaissant. Et ce sera au XVIIe siècle l'objectif des Méditations métaphysiques de Descartes d'établir que toute connaissance procède de la connaissance que le sujet a de sa propre existence et de sa propre essence, du fait irréductible qu'il est substance pensante. L'ontologie cartésienne ne fait pas l'économie du divin, mais elle suppose à la fois la substance divine, la substance pensante et la substance matérielle qui est étendue et mouvement, et donc justiciable du langage mathématique. Si Descartes intègre la révolution physicienne à la tradition métaphysique, sa méthodologie introduit l'esprit de libre examen : c'est-à-dire le fondement d'une démarche scientifique authentique. Mais Descartes pose aussi les bases du rationalisme constructiviste, qui est un effet pervers du processus d'émancipation, dans la mesure où il aboutit à aliéner cette liberté à peine conquise, à l'enfermer dans la cage de fer d'une société construite par un génial législateur sur des bases exclusivement rationnelles. De même que d'un bloc de marbre, le sculpteur peut faire un dieu ou une cuvette, l'homme de sa raison, si elle n'est pas instruite par l'expérience, peut faire le plus mauvais usage.
Il y a un très beau texte de Pic de la Mirandole, de la fin du XIVe siècle, qui reflète admirablement le mouvement qui a caractérisé la Renaissance, cette volonté nouvelle de découvrir et de se faire un monde, d'affranchir l'homme de ce qui le contraint et le limite, mais dans un élan qui reste religieux. Dans son Discours sur la dignité de l'homme, Pic de la Mirandole fait ainsi parler Dieu, qui s'adresse à sa créature : "Je t'ai mis au centre de l'univers pour que tu vois tout ce que j'y ai mis. Je ne t'ai fait ni une créature céleste, ni une créature terrestre ; tu n'es ni mortel ni immortel : je t'ai fait de façon à ce que toi-même, tel un sculpteur, tu façonnes ton propre sort. Tu peux dégénérer en animal, mais tu peux aussi renaître, de par la seule volonté de ton âme, à l'image de Dieu." Peu de textes expriment avec autant de force et d'évidence la vision de l'homme qui caractérise l'Occident, celle d'un être risqué, maître de son destin et libre de ses choix.
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L'homme occidental se reconnaît comme un être libre, c'est-à-dire un être risqué ; il en va de même de la civilisation occidentale, civilisation de la personne, c'est-à-dire civilisation risquée. Cette dynamique, dont j'ai tenté d'éclairer quelques aspects, repose au fond sur l'émancipation progressive des diverses fonctions : fonction du politique, sphère du juridique, domaine du scientifique ; mais aussi sur la capacité de maintenir l'équilibre et l'harmonie entre ces fonctions, d'éviter toute tentation hégémonique, toute fusion moniste. De ce point de vue, la vision socialiste du monde constitue une véritable régression par rapport à cette dynamique occidentale : elle cherche à fusionner ce que le travail des siècles a distingué. On y retrouve cette vieille tentation millénariste qui traverse l'histoire de l'Occident, et qui ponctue l'émergence des hérésies religieuses : cette vieille tentation qui consiste à confondre Dieu et César, à vouloir hâter l'avènement sur terre du royaume de Dieu, à vouloir extirper, ici et maintenant, le mal inhérent à la condition humaine, à créer de toutes pièces un homme nouveau, et une société parfaite ; vieille tentation qui a engendré les pires drames de notre histoire, vieille tentation qui a pu, d'ailleurs, se greffer sur l'ordre nouveau du rationalisme. (12)
Cette tentation est contraire à toute la dynamique de l'Occident, dynamique de liberté, dynamique d'émancipation, dynamique de distinction entre les ordres et les fonctions qui constituent notre société. L'identité de l'Occident, c'est sa liberté - une liberté inscrite dans nos traditions, une liberté qui nous a donné la connaissance et la puissance. Cette identité qui est aujourd'hui en péril, si nous n'y prenons garde, c'est notre liberté. Sachons la connaître, et sachons la défendre.
(1) Bernard Lewis, "La Culture occidentale doit disparaître", Commentaire, automne 1988
(2) Henri de La Bastide, Les quatre Voyages ? au cœur des civilisations, Rocher, 1985
(3) F. Benoît-Rohmer et P. Wachsmann, "La Résistance à l'oppression dans la déclaration", in La Déclaration de 1789, Droits, n° 8, P.U.F., 1988.
(4)Bertrand Badie, Les deux États ? Pouvoir et société en Occident et en terre d'islam, Fayard, 1986
(5) Voir Jean Haudry, Parenté de langages et communauté de culture : les origines indo-européennes de la civilisation occidentale, in actes de l'université annuelle du Club de l'Horloge de 1988, L'Europe des nations (à paraître)
(6) Nietzsche, Par delà le Bien et le mal, par. 20, U.G.E., 1973
(7) Jacques Gernet, Chine et christianisme ? Action et réaction, Gallimard, 1982
(8) Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde ? une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985
(9) Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Calmann?Lévy, 1987
(10) Henri Lepage, Pourquoi la Propriété ?, Pluriel, Hachette, 1985
(11) Histoire des idéologies, sous la direction de F. Châtelet, t. II, Hachette, 1978
(12) Cf. Le Club de l'Horloge, Socialisme et religion sont-ils compatibles ?, Albatros, 1986