Individu et culture : le rôle des traditions dans la formation de la personnalité
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Individu et culture :
le rôle des traditions dans la formation de la personnalité
par Alain Bourdelat
1. L'homme, en l'absence des disciplines culturelles, ne serait qu'un chaos d'instincts
L'homme est, comme tout autre animal, un être vivant doté d'instincts. Mais ceux-ci constituent chez lui des programmes ouverts. Il est ouvert au monde (Max Scheler) : son apprentissage, guidé par la culture et les traditions, se poursuit jusqu'à la vieillesse. Dans le génotype qu'il a reçu de ses deux parents, en vertu des lois de l'hérédité, l'homme dispose de programmes complexes, qui constituent le fonds originel de son identité, laquelle va s'enrichir par l'expérience et l'éducation. L'homme ne reçoit pas seulement de ses ancêtres les dispositions qui forment son appareil locomoteur, mais aussi celles qui lui donnent accès à la pensée conceptuelle et au langage syntaxique. Les instincts de l'homme sont relativement despécialisés, comparés à ceux de toute autre espèce. Or, comme le souligne Konrad Lorenz, un programme ouvert est nécessairement plus riche d'information qu'un programme fermé, puisqu'il doit répondre à des circonstances changeantes. En raison même de son ouverture au monde, qui le fait accéder au niveau culturel, I'homme s'affirme donc comme un être particulièrement riche d'instincts.
1) - L'homme est riche d'instincts
L'homme connaît des instincts (ou pulsions) tels que la faim, la soif, le besoin sexuel... Il est notamment doté d'un puissant instinct d'agressivité, avec les comportements qui s'y rattachent : le sens du territoire et celui de la hiérarchie. Pour Konrad Lorenz, l'agressivité se définit comme "l'instinct de combat de l'animal et de l'homme, dirigé contre son propre congénère." (1). Elle ne se réduit pas à la réaction aux frustrations, bien que celles-ci soient de nature à l'exciter. L'agressivité ne débouche pas nécessairement sur la violence. Grâce à la "ritualisation" des comportements, elle peut concourir au bien commun. Elle permet à l'individu de s'affirmer face aux autres et de prendre sa place dans une hiérarchie. Convenablement canalisée par les disciplines culturelles, l'agressivité fournit à l'homme l'énergie qui lui donne vocation à la liberté. C'est elle qui est à l'origine des actions les plus dynamiques de l'homme, qui lui imprime l'élan pour agir et pour transformer la nature. Elle est à l'origine de la découverte scientifique ou de la création artistique.
Les éthologues ont observé le comportement territorial dans de nombreuses espèces. Selon Robert Ardrey, qui a popularisé la notion, un territoire est un espace vital terrestre, aquatique ou aérien qu'un animal ou un groupe d'animaux défend comme sa propriété. (2) L'" impératif territorial" est l'impulsion qui porte un être animé à conquérir cet espace et à le protéger contre toute violation. Il en tire un surcroît de vitalité : aussi l'intrus est-il presque toujours repoussé. Lié à l'agressivité, ce comportement est intraspécifique (dans la plupart des espèces, l'animal n'interdit son territoire qu'à ses congénères. L'écureuil, par exemple, ne s'oppose pas aux allées et venues d'un rat). Il répartit la population dans l'espace en fonction des ressources exploitables et réduit les occasions de conflit en séparant les individus et les groupes. Le territoire, lieu de séjour protégé, favorise la reproduction tout en prévenant la surpopulation. Il remplit ainsi une fonction essentielle à la survie de l'espèce.
L'homme, doué d'une grande agressivité, est un animal territorial. Des institutions comme le domicile et la famille, au niveau du groupe élémentaire, ou la cité et la nation, au niveau de la société tout entière, ont mis en forme cette tendance naturelle de l'homme.
2) - L'homme a un besoin vital de la culture
Dans certaines espèces, on peut observer un comportement de curiosité dans les jeux que pratiquent les jeunes. Mais c'est seulement chez l'homme que la curiosité ne disparaît pas à l'âge adulte. Notre espèce illustre le phénomène de néoténie, ou arrêt de l'évolution à un stade juvénile, décrit par Louis Bolk. En un sens, l'homme demeure un éternel enfant. Ouvert au monde, il peut apprendre et désapprendre, acquérir des habitudes et en perdre. Sa personnalité évolue en fonction de ses propres actes. De ce fait, l'homme est un être risqué, fragile, qui peut progresser, comme il peut tomber en décadence.
Sans les disciplines de la culture, l'homme ne peut même pas se développer. L'histoire des enfants-loups est là pour l'illustrer. (3) Au début de l'année 1800, on captura en Aveyron un enfant de douze ans. Cet enfant ne parlait pas, ne s'intéressait qu'à la nourriture et au repos et restait farouchement indépendant. Il ne manifestait aucun sentiment. Bien qu'il ne fût pas dépourvu d'intelligence, ses actions étaient sans but et sans discernement. Pendant six ans, le Docteur Itard, chirurgien au Val-de-Grâce, va s'efforcer d'épanouir sa personnalité. Cependant, malgré l'apprentissage de quelques fonctions et l'apparition de quelques sentiments comme le bon vouloir ou le repentir, le jeune Victor, ainsi qu'on le nomma, ne parla jamais. Atrophiées par des années d'" état de nature", les forces mentales de l'enfant étaient désormais trop limitées pour permettre un progrès au-delà d'un certain niveau. A une période essentielle pour son développement, il aura manqué à Victor l'encadrement d'une culture. L'homme "naturel", tel que Rousseau l'avait imaginé, n'est donc pas un rêve : c'est un cauchemar. L'homme a besoin de règles pour développer ses potentialités. L'ordre intérieur qui caractérise une personnalité n'est pas donné à la naissance. La liberté réside dans la volonté, force d'intégration qui transforme la multiplicité chaotique des instincts concurrents en un tout cohérent. Or, la volonté ne s'épanouit que dans le cadre d'institutions adaptées : il n'y a pas d'hommes libres dans une cité sans lois.
Les institutions, au sens large, ne sont pas créées par un génial législateur, qui pourrait, comme dans les contes de fée, faire surgir un monde nouveau d'un seul coup de sa baguette magique. Elles sont un faisceau de traditions ou valeurs dont nous héritons pour l'essentiel des générations qui nous ont précédés, même s'il nous est permis d'enrichir cet héritage de nos propres actions. La tradition est le processus par lequel un savoir acquis est transmis d'un individu à un autre, d'une génération à une autre, et s'impose comme une norme. On connaît des exemples de tradition animale. Mais celle-ci est toujours liée à la présence de l'objet auquel elle s'applique et procède par imitation directe d'un comportement (c'est le cas du chant des oiseaux). Il ne peut donc y avoir d'accumulation notable de savoir supra-individuel chez les animaux. Chez l'homme, grâce à la pensée conceptuelle et au langage qui apparaît avec elle, la tradition crée des symboles libres qui communiquent des faits et des raisonnements sans la disponibilité matérielle des objets qu'ils concernent.
Les traditions sont des règles qui impliquent des jugements de valeur et qui s'imposent à l'individu de l'extérieur. L'homme ne peut s'en passer, pas plus qu'une plante ne peut se développer sans air et sans lumière. L'identité de chaque individu n'a pas de sens - ni d'avenir - en dehors de celle de la culture dont il est membre. Encore faut-il, pour la croissance de l'homme, que ces règles entrent dans un rapport harmonieux avec la nature profonde de l'individu, déterminée par son patrimoine génétique. La voix des morts parle en nous. C'est elle qui nous pousse à perpétuer notre vie par delà notre existence personnelle, en maintenant notre identité.
2. Identité culturelle et changement des traditions
Oswald Spengler a soutenu dans Le Déclin de l'Occident que les cultures ont des cycles de vie (enfance, maturité, décadence) analogues à ceux des êtres vivants et couvrant des périodes de plusieurs siècles. Ainsi conservent-elles leur identité sous des formes changeantes. (4) L'être humain est attaché à ses traditions. Pourtant, certains facteurs tendent à les modifier. Ils assurent normalement la préservation des données culturelles fondamentales, dans un environnement variable.
1) - Les facteurs d'invariabilité des traditions
L'accumulation des connaissances repose nécessairement sur des structures fixes. Les coutumes, les usages, la grammaire et le vocabulaire de la langue, les procédés agricoles et techniques, ainsi que le "savoir conscient", ce qu'on appelle la science, doivent se couler dans des moules relativement constants pour pouvoir être conservés et transmis. L'acquisition des habitudes contribue grandement à la stabilité de la culture. Les êtres vivants ont peur de s'écarter de leurs habitudes. Au contraire, ils ont plaisir à revoir quelque chose de familier, à exécuter un mouvement bien connu. L'imitation joue un grand rôle dans la transmission de la culture. La possibilité de s'identifier au père et d'être conscient d'obéir aux injonctions d'un "sur-moi" éthique donne à l'homme l'assurance intérieure qui lui est indispensable. La recherche de l'identité est fondamentale. Celui qui a perdu son héritage culturel est véritablement un déshérité. Tout être humain a besoin, pour rester sain d'esprit, de s'identifier à d'autres ; et il a également besoin d'être reconnu par les autres. Selon Lorenz, c'est parce que le respect envers les ancêtres a été programmé au cours de la phyllogenèse de l'homme qu'il a donné lieu à un culte chez les peuples les plus divers. La France ne fait pas exception. Dans sa fameuse conférence de 1882, "Qu'est'ce qu'une Nation ?", Renan pouvait dire : "La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale." (5)
La "ritualisation culturelle", qui forme les traditions, est essentielle pour la sauvegarde de cette identité collective. Dans L'Envers du miroir, Konrad Lorenz lui attribue quatre fonctions (6) :
- la communication entre les membres du groupe. Les modes de communication, bien qu'inscrits dans le génotype, ne peuvent se développer que par l'apprentissage du langage - verbal ou non -. Hérédité et éducation sont intimement liés.
- la canalisation des comportements. Les traditions établissent des disciplines qui empêchent le développement d'une agressivité destructrice. Ce rôle est essentiel, puisque l'homme est très agressif. Jacques Monod estimait qu'un des traits de l'espèce humaine est sa propension au génocide, assez fréquent dans l'histoire (7). La canalisation prend des formes variables selon les époques, comme les tournois de chevaliers au moyen âge ou le sport à l'époque contemporaine.
- la motivation : les idéaux - qu'il s'agisse de la liberté, de la justice, etc. - proviennent de motivations dont la base énergétique est dans nos instincts, et dont la forme est culturelle. Si tel homme est prédisposé par son hérédité à devenir un excellent guerrier, le fait qu'il emploie son courage dans une armée et non dans une entreprise est culturel. Les institutions, en prêtant une forme à l'énergie affective, la canalisent vers des actions cohérentes pour l'individu et la société. Sans elles, les motivations seraient chaotiques, comme elles peuvent l'être chez le petit enfant qui "fait des caprices". L'art propre à une culture, qui révèle une esthétique, son code de bienséance et de correction, qui atteint à l'éthique, sont des valeurs suprêmes pour chacun des sujets porteurs de cette culture, qui ont un puissant désir de les perpétuer.
- la séparation : la quatrième fonction des disciplines culturelles est, selon Konrad Lorenz, "l'empêchement des mélanges et des croisements" qui tend à préserver la cohésion du groupe. La ritualisation peut prendre la forme d'une hostilité latente ou déclarée à l'égard des autres groupes. Selon Claude Lévi-Strauss, "cette attitude ancienne et commune qui consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions", que l'on appelle l'ethnocentrisme, n'est pas condamnable (8).
2) - Les facteurs de changement des traditions
Aussi attaché soit-il à ses traditions, l'homme ne peut s'y soumettre sans restrictions, à cause de sa curiosité naturelle qui lui donne le désir de la nouveauté. La tension entre ces deux tendances contradictoires existe en chacun de nous. Elle se manifeste aussi entre les classes d'âges. Aux environs de la puberté, le courage et l'agressivité se développent en même temps que l'attrait de l'inconnu et de l'aventure. La révolte de la jeunesse, qui n'est pas spéciale à l'homme (on l'observe aussi chez les loups, chez les chimpanzés...), est génétiquement programmée. Tant qu'il reste dans de justes proportions avec le sens des traditions, le goût du changement contribue au progrès en favorisant l'adaptation de la société aux circonstances, sans toucher à la hiérarchie des valeurs qui fonde son identité. S'il devient excessif, il peut provoquer l'effondrement de la culture, qui laisse derrière elle une civilisation sans âme. Cela risque de se produire lorsque les formes sociales ne sont plus en accord avec les normes innées du comportement, ainsi qu'on l'observe dans la grande ville cosmopolite.
3) - Culture et civilisation
On doit ici se souvenir de la distinction faite par la philosophie allemande entre "culture" et "civilisation". La culture est en quelque sorte le socle du génie d'un peuple. En partie enfouie dans l'inconscient collectif, elle garde un caractère immuable. La civilisation, quant à elle, évolue en fonction des circonstances sociales et des conditions matérielles. Si la civilisation occidentale s'est diffusée dans le monde, il n'est pas évident qu'elle ait pénétré en profondeur dans la mentalité collective des peuples qui appartiennent à d'autres cultures, comme celles de l'Inde, de la Chine ou de l'Orient islamique.
De même que l'individu traverse bien des péripéties en conservant son identité, du moins s'il n'est pas atteint par une maladie mentale comme la schizophrénie, de même un peuple, ou une famille de peuples, a une histoire, et traverse des événements mémorables, heureux ou malheureux, sans jamais renoncer à être lui-même. Cette identité collective et pérenne, c'est surtout dans le mythe et dans l'art que l'on peut en avoir l'intuition, et celle-ci n'en épuise pas le contenu. Fondamentalement, l'identité réside dans une certaine hiérarchie des valeurs qui tend, en longue période, à guider l'évolution de la société. Ainsi, dans Les Racines du futur, le Club de l'Horloge a montré la permanence de schémas de pensée, d'idéaux, dans notre culture et a expliqué la crise de notre société par le fait que le Français, l'homme européen, porteur et héritier d'une culture qui pousse ses racines dans le plus lointain de son histoire, ne se reconnaît pas dans la société dans laquelle il vit. (9)
Le modèle des trois fonctions décrit par Georges Dumézil, issu de l'Antiquité indo-européenne, est ancré dans la culture occidentale, et sous-jacent à son identité, car il définit à grands traits une hiérarchie des valeurs pour la société. Au premier rang se trouve la fonction de souveraineté, qui présente un double aspect : "royal" et politique d'une part, "sacerdotal" et juridique d'autre part. Puis vient la fonction guerrière, qui régit l'usage de la force en vue de la sécurité publique. La troisième fonction, enfin, qui se rapporte à la production, le cède aux deux précédentes quant au prestige et à l'autorité, quoiqu'elle occupe la plus large part du champ des activités humaines. Ainsi, dans ce modèle, la qualité prime la quantité. Or, aujourd'hui, les valeurs de l'économie et, plus généralement, celles de la troisième fonction, usurpent la première place en évinçant celles des deux autres fonctions. Les gouvernements réduisent la politique à la gestion ; les Églises, la religion à l'action sociale. Cette confusion des valeurs est la source de tous nos maux.
L'identité culturelle ne peut se laisser appréhender entièrement par la raison. Les règles traditionnelles sont filtrées par l'expérience des générations et seules les mieux adaptées survivent. Constituant ce que le Pr. Hayek appelle un "ordre spontané", elles sont bien différentes des transformations arbitraires préconisées par le "constructivisme". (10) C'est pourquoi elles ne peuvent s'épanouir qu'au sein de communautés formées par l'histoire.
3. Les traditions sont portées par des communautés
Les traditions ne se transmettent pas de façon désincarnée. Elles sont vécues au sein de communautés comme la famille et la nation, où se forme la personnalité. Souvent d'origine fort ancienne, les traditions ont été mises à l'épreuve par de nombreuses générations et sont adaptées au fonds génétique des hommes qui les incarnent, formant avec eux des systèmes bioculturels.
La liberté n'est pas un principe d'indétermination, ou la possibilité de créer sa propre nature, ce qui n'aurait pas de sens. Elle est dans la faculté de se réaliser en intériorisant un ordre extérieur qui soit suffisamment en concordance avec son intime nature, de manière à obéir à cet appel : "Deviens ce que tu es." Cela suppose habituellement que l'on ait pris conscience d'appartenir à une communauté formée par la vie et par l'histoire. L'individu déraciné, en revanche, ne peut s'épanouir dans une société qui n'est pas faite pour lui, où "l'esprit devient l'adversaire de l'âme" (Ludwig Klages).
Cette vérité est méconnue, pour des raisons idéologiques, par les auteurs qui adhèrent à l'une des expressions de l'utopie égalitaire. Selon celle-ci, l'homme ne serait qu'une table rase, on pourrait le modeler par l'éducation comme on le désire. Le pédagogue est alors investi d'une mission d'ingénierie sociale. Il est le libérateur, l'accoucheur de l'homme nouveau. Pour les marxistes, en particulier, l'homme est un être uniquement social, déterminé par son milieu et sa place dans les rapports de production. Il faut détruire les communautés en vue d'établir la "société sans classes". Gramsci s'est fait le chantre de la révolution par l'action culturelle qui agit sur la mentalité collective. Il charge les "intellectuels organiques" (animateurs culturels, travailleurs sociaux, éducateurs...) d'exploiter les "contradictions" de la société, par exemple en poussant les adolescents à s'opposer à leurs parents.
La famille est la cellule de base où s'effectue la croissance de l'homme. Tant qu'il n'a pas atteint l'âge adulte, l'homme a besoin de ses parents. Etant donné la durée de l'enfance et de la jeunesse, il faut que les membres du couple nouent des liens qui résistent à l'épreuve du temps. Axée sur l'institution du mariage, la famille a pour fonction non seulement de perpétuer l'espèce, mais aussi de transmettre l'héritage culturel. C'est sous son influence que le jeune s'intègre à la société en intériorisant un système de valeurs. La famille est l'espace privilégié de l'entraide et du don de soi. L'école a pour vocation d'instruire ; elle ne doit pas être concurrente de la famille, mais complémentaire. L'école est aussi l'antichambre de la vie où l'on apprend le respect des maîtres, la compétition entre les égaux, et les règles de la vie en société.
Par-delà les limites de la famille ou de la lignée, les hommes veulent appartenir à un tout social qui ait son identité. L'idéal de la nation répond à cette aspiration. La société ne pourrait longtemps subsister si les individus qui la composent n'étaient réunis que par des intérêts. La cohésion du groupe s'appuie sur la participation à des mythes, des idéaux hérités du fond des âges ; elle est renforcée par l'ambition d'avoir un avenir commun. Pour ce motif, il est important que les sociétés soient suffisamment homogènes. Toute société multiraciale ou multi-culturelle apporte son cortège de discordes et de violences. Pour réduire ces tensions, les communautés s'isolent spontanément sur des territoires séparés où elles cultivent leurs différences. Les études qu'a pu faire le sociologue noir américain Thomas Sowell sont éclairantes : les États-Unis, loin d'être le creuset, le melting pot, où se mélangeraient races et cultures, sont un pays mosaïque, où sont juxtaposées des communautés ethniques en conflit permanent, plus ou moins ouvert, les unes contre les autres (11). Malgré l'idéologie dominante des Pères fondateurs, incarnée par les "Wasps" (white Anglo-Saxon protestants, protestants anglo-saxons de race blanche), l'accord de tous a tendance à se faire sur des valeurs minimales assez pauvres, ce qui favorise le matérialisme d'individus déracinés, consommateurs d'une sous-culture de masse. C'est pourtant la transposition en France de cette société multiculturelle que propose le lobby de l'immigration, sous les masques sémantiques de l'" intégration" ou de l'" insertion" .
Conclusion
Notre identité est menacée. Quand on s'appuie sur une fausse conception de l'homme, on finit par le détruire. La décadence des peuples commence quand leur culture devient contre nature. L'homme, par nature être de culture, a un besoin d'identité extrêmement fort. Tant qu'il n'est pas devenu une masse d'individus déracinés, le peuple est forcément conservateur, dans le bon sens du terme ; il ne peut détruire délibérément la culture dont il a hérité et qui a tissé des liens entre les hommes qui le composent. Certes, la jeunesse remet en cause certains aspects de cet héritage culturel, mais ce phénomène est sain s'il reste dans de justes limites. La rupture des traditions, dont les effets sont catastrophiques, se produit quand la révolte de la jeunesse ne rencontre pas chez les adultes la résistance qu'elle appelle normalement, de la part des élites en particulier. Or, les membres des élites, en vertu même de leurs aptitudes et de leur place dans la société, sont encore plus "ouverts au monde" que la plupart des gens et sont fort exposés au risque de la décadence. C'est ainsi qu'il s'est formé dans notre pays un establishment cosmopolite, coupé du peuple et de ses traditions, qui entretient un goût abusif pour tout ce qui est nouveau. Ce dévoiement de certaines de nos élites met en péril notre culture. Contre le discours incapacitant et le terrorisme intellectuel propagé par l'establishment, nous devons en appeler aux forces vives de la nation, qui ne demandent qu'à s'exprimer. Il faut renforcer la démocratie pour créer les conditions politiques qui permettront au peuple de défendre et développer son identité.
(1) Konrad Lorenz, L'Agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, 1969
(2) Robert Ardrey, L'Impératif territorial, Stock, 1967
(3) Henry de Lesquen et le Club de l'Horloge, La Politique du vivant, Albin Michel, 1979, chapitre 6, p. 186
(4) Oswald Spengler, Le Déclin de l'Occident, 2 t., Gallimard, 1948
(5) Ernest Renan, "Qu'est-ce qu'une Nation ? " in La Réforme intellectuelle et morale et autres écrits, Albatros-Valmonde, 1982
(6) Konrad Lorenz, L'Envers du miroir, Flammarion, 1975
(7) Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, Le Seuil, 1970, p. 178
(8) Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Plon, 1983
(9) Jean-Yves Le Gallou et le Club de l'Horloge, Les Racines du futur, Albatros, 1984
(10) Friedrich-A. Hayek, Droit, législation et liberté, t. 2, P.U.F., 1981
(11) Thomas Sowell, L'Amérique des ethnies, L'Age d'homme, 1983